02.1 Abdeljalil
La première fois que j’ai entendu le nom de Abdeljalil Saouli était en 2012. À cette époque j’étais toujours enseignant à l’École nationale de architecture de Tétouan (INBA), le fait de venir à Tétouan deux fois par semaine et d’avoir fait un atelier avec les étudiants de Younès Rahmoun de l’Institut national des beat-arts de la même ville, faisait que de temps en temps je passais voir les travaux des étudiants ou tout simplement je rendais visite à Younès à l’IBNA. En juillet 2012, il m’a insisté pour venir voir les travaux fin d’études de certains étudiants qu’il trouvait très intéressants. La plupart étaient à l’intérieur mais un jeune avait décidé de montrer ses travaux à l’extérieur, dans le jardin, étant donnée qu’il venait de la campagne et qu’il travaillait avec des matériaux qu’il collectait de la nature. J’aurais aimé le rencontrer mais lui était déjà rentré chez-lui après avoir eu son diplôme.
Une année plus tard, j’ai organisé des ateliers dans l’oasis de Tighmert (Guelmim), Warsha Sahara, destinés aux étudiants et jeunes professionnels dans les milieux de l’art et de l’architecture. En demandant à Younès s’il y avait des étudiants à lui qui pourraient être intéressés il m’a vite parlé de ce jeune artiste dont il m’avait montré son travail dans le jardin de l’INBA, Abdeljalil Saouli. L’idée de venir dans une oasis, où la nature était aussi présente, lui tentait, c’était le message qu’il m’avait envoyé pendant que nous menions le premier atelier. Malgré les annulations d’autres participants à la dernière minute, j’avais décidé de rester à Tighmert même si on allait avoir seulement un artist. Le jour de son arrivée il m’a appelé pour me dire que sa mère était tombée grièvement malade et qu’il allait rester avec elle au village. Or, il m’a expliqué qu’un jour il aimerait trop venir et découvrir la palmeraie.
En mai 2015, après les inondations qui ont cerclé pendant deux semaines l’oasis, mes amis Ahmed Dabah et Bouchra Boudali m’ont appelé pour me proposer organiser avec eux un événement festif, quelques mois plus tard, afin de lever la morale de la population oasienne. En juillet, il y a eu la première édition de Caravane Tighmert, où nous avons proposé aux amis artistes de venir et passer une semaine avec les habitants de l’oasis, en faisant des ateliers et en menant des recherches. C’était l’occasion pour Abdeljalil de se rendre finalement à Tighmert, ce qu’il a fait en 2015 et l’année d’après.
Depuis la deuxième édition de Caravane Tighmert (2016), Abdeljalil m’insistait pour passer quelques jours chez-lui, à Moulay Bouchta al-Khamar où il était en train de se construire une maison. Il voulait me montrer et consulter quelques détails constructifs dont il n’était pas assez sûr. En janvier 2018, en profitant que j’avais quelques jours entre ma participation à un événement à Fès et le démarrage de mon atelier à l’INBA, je suis passé trois jours pour lui rendre visite. À vrai dire, cela a été un choc.













Avant partir, Abdeljalil m’a proposé de boire un thé au bord du barrage el-Wargha où il venait souvent pour se détendre, d’ailleurs la terrasse-café était sur la route que je devais emprunter pour partir à Tétouan. En se disant au-revoir, j’ai vu sur une montagne lointaine le profil de quelque chose qui ressemblait une muraille. Abdeljalil m’a expliqué qu’il s’agissait pas d’un effet optique d’une formation géologique sinon qu’ils étaient bien les remparts d’une fortification de l’époque almoravide et que l’on pourrait monter tout de suite. Je pouvais pas car je voulais pas conduire tard la nuit par une route comárcale avec pas mal de virages en plein nuit, mais j’avais un autre motif (très fort) pour revenir à Moulay Bouchta.
02.2 Gilles
En avril 2017 j’ai reçu un message de Gilles Aubry, un artiste sonore suisse qui voulait savoir plus sur Caravane Tighmert. D’après une conversation qu’il avait eu avec une amie en commun, Lina Laraki, qui avait participé en 2016, il pensait que l’oasis pourrait lui servir pour ces recherches et il proposait une visioconférence pour m’expliquer ses propos.
Il travaillait sur les chants des femmes pendant leurs temps de travail dans plusieurs régions du Maroc. D’une certaine manière, il développait la recherche menée par le musicien et écrivain américain Paul Bowles (grâce à une bourse de la fondation Rockefeller) dans les années 50, dans tout le Maroc, et compris Guelmim. En fait, Gilles m’a expliqué qu’il était déjà venu à Guelmim et qu’il avait pu interviewer les familiers des musiciens que Paul Bowles avait enregistré pour son travail Music of Morocco.
Pour nous cela était une opportunité d’aider quelqu’un qui connaissait déjà une partie de la culture de la région, ce qui n’est toujours pas évident, même avec les artistes marocains qui viennent à Tighmert. La seule question était qu’il voulait venir le plus tôt possible. Puisque nous allions déjà accueillir l’artiste Heidi Vogels à l’oasis en mai, je lui ai proposé de nous rejoindre, ce qu’il a fait volontiers. Une fois a Tighmert, et grâce à la stratégie proposée par Ahmed Dabah, Gilles a pu travailler avec un groupe de femmes qui récoltaient du blé à Asrir en collaboration avec Heidi; un avec le son, l’autre avec l’image. Vu la disponibilité et réception de la part de Ahmed mais aussi de la population de Tighmert (et de Asrir), qui commençait à être habituée à la présence d’artistes contemporains et à leurs questions sur des aspects culturels, Gilles a décidé de participer deux mois plus tard à la troisième édition de Caravane Tighmert, où il a continué sa recherche et production artistique en binôme avec Heidi Vogels. La performance qu’ils ont fait pour les habitants de l’oasis, sur l’ancien lieu du souk el-Khamis, a été une démonstration que la culture contemporaine ne se limite pas à un groupe d’intellectuels mais peut englober l’ensemble de la société. En fait, le meilleur moment de tout le festival à été la “répétition générale” que Gilles et Heidi ont fait pour les femmes ayant participé aux enregistrement en mai dans le salon de la famille Dabah, et compris l’échange que nous avons eu avec elles.












Cette expérience et sa volonté à collaborer avec des nombreux jeunes artistes marocains (ce qu’il a fait par la suite tel que l’on peut lire sur la publication de sa thèse doctorale Swat, Bodies, Species Sonic Pluralism in Morocco ou bien sur cet compilation de ses travaux fait par le site spécialisé dans la culture autour du son, norient) a beaucoup facilité la rapidité avec laquelle nous nous sommes mis d’accord quand nous nous sommes rencontrés en 2018 chez Abdeljalil à Moulay Bouchta, il était presque évident que quelque chose pourrait sortir de ce séjour, vu toutes les affinités que nous avions tous les trois.












02.3 Fatima-Zahra
En mai 2016, Younès Rahmoun m’a demandé de venir à Rabat pour lui aider dans le montage d’une pièce qui faisait parti d’une exposition consacrée à Faouzi Laatiris (et ses disciples) au Musée Mohamed VI d’art moderne et contemporain. C’était l’exposition VOLUMEN FUGITIVES.
En arrivant au musée j’ai salué pas mal d’amis qui participaient à l’exposition; Mustapha Akrim, Mohamed Arejdal, Khalid Bastrioui, Safâa Erruas, Mohssin Harraki, Mohamed Larbi Rahali, Etayeb Nadif, Younès Rahmoun et Batoul Shimi. Bien évidement il y avait Faouzi Laatiris que je le voyais pas depuis nos dernières conversations autour du projet de maison-atelier que je faisais pour lui et sa femme Batoul. Quand je lui ai embrassé il était avec le directeur du musée et avec les deux commissaires, Morad Montazami et Fatima-Zahra Lakrissa, cette dernière, responsable de la programmation culturelle du musée. J’ai noté sur leur visage une certaine curiosité, puisque j’étais un étranger qui était ami de tous les artistes qui exposaient. Un jour plus tard, je me suis rendu compte qu’au moins Morad et Fatima-Zahra avaient déjà entendu parler de moi et de la première édition de Caravane Tighmert qui avait eu lieu une année auparavant. Pendant les heures d’attente et de repos lors de l’installation des dernières oeuvres, Fatima-Zahra profitait pour me poser des questions sur mon rapport avec les artistes et mes activités au Maroc. À mon tour, je lui interrogeais sur la naissance du musée (inauguré en octobre 2014), sur la programmation à venir, sur le positionnement dans l’art au Maroc et plus précisément sur son possible rôle pour dynamiser la scène artistique contemporaine et indépendante. En effet, nous avions beaucoup d’espoir avec ce nouveau musée, d’autant plus qu’il organisait des expositions aussi intéressantes que celle de Faouzi Laatiris, basée sur une recherche menée par les commissaires et qui montraient aussi l’importance de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan, institution que d’une certaine manière avait était mise à l’écart de l’histoire de l’art marocain. L’exposition et le livre consacré permettait de remettre l’INBA à sa place dans l’histoire du Maroc. Pour cette raison, j’ai voulu en savoir plus sur les personnes qui ont rendu cela possible.
















Plus tard, j’ai su que Fatima-Zahra était une des spécialistes de l’École de Casablanca et que sa recherche sur l’INBA lui avait permis d’avoir une vision plus globale, de l’art au Maroc depuis l’indépendance. Le protectorat avait crée une fracture culturelle, encore aujourd’hui perceptible sur pas mal de sujets, les espagnols au nord et les français au “sud”, de tel sort que les documents et archives de chaque administration coloniale, normalement, ne sont pas consultés par les chercheurs s’ils n’ont pas été écrits dans leur langues. Bref, avoir fait la connaissance de Fatima-Zahra était une très belle surprise et je me suis dit que peut-être elle pourrait guérir la blessure infligée pendant le protectorat, à laquelle le centralisme du pays avait par la suite également participé pendant des décennies.
À partir de ce moment, chaque passage à Rabat était une occasion pour boire un café avec elle et continuer nos conversations sur les différentes manières de développer l’art et la culture.
Quand en septembre 2018 on parlait à Moulay Bouchta avec Abdeljalil et Gilles sur les personnes que nous allions inviter, nous nous posions la question de qui pourrait vouloir s’impliquer avec nous dans la réflection et dans l’écriture du projet pour les éditions suivantes. Or, nous ne voulions tout simplement commander un texte et nous avions besoin de quelqu’un assez ouvert pour ne pas nous approcher aux modèles de création culturelle “traditionnelles”, dont la plupart, au Maroc, sont déterminées par le financement des institutions européennes et surtout nous voulions une mentalité globale dans le sens de pouvoir insérer le projet dans une dimension marocaine complète et non pas morcelée; le nord, le centre, le sud; le protectorat espagnol, le protectorat français; la ville, la campagne… Par ailleurs, de la même façon qu’à Tighmert nous avions décidé que nous allions créer notre propre modèle (même sans soutien financier), nous étions d’accord pour faire du même à Moulay Bouchta avec Sakhra. Nous avons rédigé une liste pour laquelle j’avais proposé Fatima-Zahra et aussi Maud Houssais, qui avait participé dans le livre Volume Fugitives. Finalement Fatima-Zahra a donné son accord et Maud s’est excusée car elle ne pouvait pas se déplacer à cette période.
Pendant l’événement nous avons eu pas mal de conversations en mettant en premier la création artistique et la promotion de l’art et de l’éducation artistique dans des régions rurales et épargnées des politiques culturelles (plus développées dans les grandes villes). Bien évidement, nous nous sommes retrouvés, en parti, confrontés aux habitudes de la recherche et analyses académiques et au marché de l’art, mais si le but était de la convaincre de nous rejoindre, le pari a été réussit.








En septiembre 2019, nous nous sommes réunis (Abdeljalil, Gilles, Fatima-Zahra et moi) à Rabat pour parler de la suite de Sakhra, mais quelques mois plus tard la Covid est apparue. En revanche cela nous a donné du temps pour réfléchir, pour collaborer dans d’autres projets entre nous… jusqu'à ce que nous avions une idée plus claire de ce que nous pourrions faire à Moulay Bouchta, en termes de proposition culturelle, de nos attentes en tant que chercheurs, de financement…
Credits texts, photos and drawings: Carlos Pérez Marín